Meknès, 18h00. Au cœur de l’ancienne médina, les ruelles du Mellah conservent l’empreinte d’une présence qui a marqué les siècles: la communauté juive. À quelques encablures, sur une parcelle enclavée dans le tissu urbain, les portes d’un ancien cimetière s’ouvrent à nouveau. Derrière les murs blanchis à la chaux, les visiteurs affluent. En silence. Les regards se lèvent, en ce jeudi 15 mai 2025, vers les noms gravés, vers les bougies posées et vers les pierres redevenues visibles.
«Aujourd’hui, c’est la quatrième édition de la Hilloula des Tsadikim. Une cérémonie dédiée aux hommes de foi et aux saints juifs, ceux que nous appelons les Tsadikim», indique Serge Berdugo, secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, dans une déclaration à Le360.
Dans le judaïsme marocain, ces figures de piété ont toujours occupé une place centrale. Leurs tombes sont des lieux de bénédiction. Et la Hilloula est une occasion de prières et de recueillement. «Pour nos amis musulmans, poursuit-il, la Hilloula, c’est comme une Ziara. Une visite pieuse. Une façon d’honorer les saints et de prier pour la paix.»
Le retour d’un rite interrompu pendant un demi-siècle
Longtemps, ce lieu a été silencieux. Abandonné, recouvert de broussailles, oublié par le tumulte du temps. «Pendant plus de cinquante ans, cette Hilloula n’a pas existé», ajoute Serge Berdugo. Il poursuit: «Aujourd’hui, et depuis quatre ans, elle est ancrée dans nos traditions et nous espérons qu’elle perdurera.»
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Le cimetière de Meknès a été construit en 1682 par la communauté juive sur un terrain concédé par Moulay Ismaïl. C’est là que furent inhumés les grands rabbins, les juges religieux, les poètes, les chefs communautaires. Mais avec le départ des juifs du Maroc au XXème siècle, le site a sombré dans l’oubli. En 2010, un tournant s’opère. Le roi Mohammed VI lance une vaste campagne de restauration des cimetières juifs à travers le Royaume. Une opération d’envergure. «En douze ans, 180 cimetières ont été restaurés. C’est un acte unique au monde, un geste royal de préservation de notre mémoire partagée», rappelle le secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc.
Dire qui ils étaient, malgré l’anonymat des pierres
«Quand nous avons fait l’inventaire, nous raconte Maury Amar, on s’est rendu compte qu’aucune tombe d’avant 1925 n’avait de nom. Tout était anonyme.» Descendant de plusieurs de ces érudits, ce gynécologue-obstétricien a participé au travail de reconstitution. Un travail d’archives, de recoupement, de patience. «Avec Serge Berdugo, on s’est dit: “il faut dire qui ils étaient. Même si on ne sait pas précisément où ils sont enterrés, on connaît leurs noms. Et ces noms, il faut les garder.”»
Les noms sont ceux de figures majeures: rabbins, poètes, juges. «Parmi eux, deux poètes de renom, rabbi David Hassin et rabbi Moshe Dahan. Ils vivaient dans les petites rues du Mellah. Leurs poèmes sont encore chantés aujourd’hui, notamment chez les Ashkénazes», fait savoir notre interlocuteur.
La transmission passe aussi par les écrits: «Cette communauté a laissé plus de 120 livres édités, et presque autant de manuscrits. Un trésor.»
Une mémoire partagée
Pour beaucoup, venir à Meknès, c’est un retour aux sources par excellence. Maury Amar nous montre les tombes de ses aïeuls: «Mon arrière-grand-père, rabbi Shlomo Amar, et son père, rabbi Shmuel Ammar, sont enterrés là. Ils ont été rabbins-juges ici pendant trente ans.»
Ce cimetière, il l’a connu envahi de broussailles. Aujourd’hui, c’est un lieu vivant. Éclairé la nuit. Chargé d’une atmosphère presque irréelle. «L’émotion que l’on ressent quand tout est éclairé est indescriptible», confie-t-il.
Cette année, près de deux cents personnes se sont jointes à la cérémonie. Des autorités marocaines, des diplomates, mais aussi des familles juives venues des quatre coins du monde.
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Rebecca Sebbag est l’une des personnes qui ont choisi de célébrer la Hilloula de Meknès. «On est déjà venus plusieurs fois. On a grandi ici. On a étudié ici. Nos papas sont enterrés à Meknès. Alors on revient. Pour les honorer. Pour prier», relate-t-elle. Son cousin, Haim Sebbag, vit en France, mais son cœur est resté au Maroc. Il témoigne: «Je suis né ici. J’ai étudié ici. Et même après quarante ans en France, je me sens toujours plus Meknessi que Français.» Il sourit avant de poursuivre: «Mes enfants viennent souvent en vacances. Ils adorent le Maroc.»
L’objectif qui lui tient à cœur est de transmettre à ses enfants l’amour qu’il a pour le pays: «Mon but, c’est d’amener mes enfants et petits-enfants à Meknès. Leur montrer où je suis né. Ce que j’ai vécu. Parce que j’ai eu une enfance heureuse ici. On n’était pas riches, mais on avait la paix. Et surtout, l’amour du Maroc.»
Le cœur de la Hilloula, ce sont les prières. «En général, nous venons l’après-midi, explique Einat Levi. On commence par allumer les bougies.» Celles-ci sont déposées dans des endroits spécifiques près des tombes. «Nous prions pour nos proches, pour la santé, pour la paix. Et nous prions aussi auprès des Salihin, nos Saints. Parce que nous croyons qu’ils ont un lien spécial avec Dieu. Que nos prières, ainsi, seront mieux entendues», poursuit-elle.
Le Maroc, terre de célébrations croisées
Ce qui frappe, dans les paroles des participants, c’est la place donnée au lien entre juifs et musulmans du Maroc. «La Hilloula et le Moussem sont deux façons de célébrer, deux traditions, mais une même essence. Une même spiritualité nord-africaine. Ce lien est tangible. Car pendant des siècles, juifs et musulmans ont partagé les fêtes, les marchés, les jours de deuil comme les jours de joie», fait-elle observer.
«Cette cérémonie, c’est aussi cela: une manière de dire que le Maroc est un pays de coexistence et de vivre-ensemble», conclut Serge Berdugo.