Stériliser, vacciner, relâcher: comment le Maroc s’organise pour mieux contrôler les chiens errants

Gestion de la population canine: voici où en est l’application du TNVR

Au dispensaire vétérinaire régional d'El Arjate. (A.Gadrouz/Le360)

Le 22/05/2025 à 14h55

VidéoIls vivent au coin des ruelles, autour des marchés, à la lisière des décharges. Ils dorment là où ils peuvent, se nourrissent de ce qu’ils trouvent. Ils n’ont pas de compagnon, souvent pas de nom et trop rarement une main tendue. Plutôt que de les repousser ou de les éliminer, le Maroc mise désormais sur le TNVR (Trap, Neuter, Vaccinate, Return, c’est-à-dire capturer, stériliser, vacciner et relâcher). Explications.

El Arjate, 14h00. Nous sommes au dispensaire vétérinaire régional dédié à l’application du TNVR. Le portail en fer s’ouvre sur une cour bien entretenue, bordée de bâtiments fonctionnels où circulent l’équipe vétérinaire, des techniciens en blouse et des agents communaux. Sur place, tout semble suivre une mécanique bien huilée, sans débordement ni désordre.

Dès leur arrivée, les chiens sont immédiatement identifiés grâce à une boucle d’oreille colorée. «Chaque couleur correspond à la préfecture d’origine: bleu pour Rabat, rouge pour Salé, vert pour Témara. Le personnel s’assure que chaque boucle soit bien fixée, en respectant les conditions sanitaires et en minimisant tout inconfort pour eux», rassure Youssef Lhor, président de l’Association marocaine de protection des animaux et de la nature (AMPANA), chargée de la gestion du dispensaire.

L’identification faite, les chiens sont ensuite transférés en quarantaine, chacun dans une cellule individuelle. Les animaux y reçoivent eau propre et nourriture adaptée. L’isolement permet aussi d’éviter toute propagation éventuelle de maladies, dans un souci autant de protection animale que de santé publique, poursuit-il.

Pour les cas particuliers, notamment les femelles accompagnées de leurs petits, une cellule familiale est aménagée. «On ne sépare jamais une mère de ses chiots. Durant cette période de quarantaine, les chiens sont observés attentivement», insiste Basma Ayadi, chargée de la coordination et la gestion administrative de l’AMPANA, qui nous accompagnait lors de notre visite.

Un protocole strict, rigoureux, éthique et structuré guide la suite du processus. C’est d’ailleurs ce que nous explique Youssef Lhor: «La méthode TNVR repose sur un enchaînement d’étapes précises. Une fois la période de quarantaine terminée, les chiens jugés aptes reçoivent leur vaccination contre la rage, un traitement antiparasitaire et, lorsque leur état de santé le permet, sont programmés pour une intervention chirurgicale de stérilisation.»

La salle d’opération du dispensaire est bien équipée selon les standards en vigueur. Les instruments sont stérilisés, le matériel chirurgical parfaitement rangé. Le jour de l’intervention, les chiens sont anesthésiés avec précaution. La stérilisation, ovariohystérectomie chez les femelles, castration chez les mâles, est pratiquée avec minutie. Chaque geste est maîtrisé. «Après l’opération, l’animal est placé sous surveillance post-opératoire dans une cellule de repos, au calme, jusqu’à son rétablissement complet. Les soins post-chirurgicaux sont essentiels. Des antidouleurs et des antibiotiques sont administrés et la plaie est contrôlée régulièrement. Si besoin, une collerette est placée pour éviter que le chien ne lèche ses points de suture», détaille Fatima Ezahra Bouasria, vétérinaire engagée auprès du dispensaire d’El Arjate.

Expliquant l’importance de cette opération, Fatima Ezahra Bouasria signale que la reproduction chez les chiens obéit à un rythme naturel et à un cycle biologique qui favorise une multiplication rapide si aucun contrôle n’est appliqué. La maturité sexuelle, autrement dit la capacité d’un spécimen à se reproduire, survient relativement tôt chez les chiens. En règle générale, les femelles atteignent cette maturité à huit mois.

Une reproduction rapide et difficile à contenir

Le cycle reproductif de la chienne se produit en moyenne deux fois par an. Et s’il n’est pas contrôlé, il conduit à une croissance exponentielle de la population canine. D’autant plus que les chiots issus de ces portées atteignent eux-mêmes leur maturité sexuelle en moins d’un an. Cela signifie qu’en l’espace de deux années, les descendants directs et indirects d’un seul couple de chiens peuvent se compter par dizaines, voire plus. Ce rythme de reproduction, conjugué à l’absence de prédateurs naturels en milieu urbain et à la disponibilité de nourriture (même en quantités réduites), contribue à l’explosion démographique des chiens errants dans certaines régions, nous apprend Youssef Lhor.

C’est pourquoi le ministère de l’Intérieur, à travers sa Direction générale des collectivités territoriales (DGCT), a choisi de faire du programme TNVR une priorité stratégique. Depuis 2019, cette entité accompagne activement les communes dans la mise en œuvre de ce dispositif à l’échelle nationale. Un soutien à la fois technique, logistique, humain et financier, dont l’envergure témoigne de l’importance accordée à cette problématique, note Mohammed Roudani, chef de la division de l’hygiène et des espaces verts à la DGCT.

«Conscient de la complexité que représentent les chiens errants, le Maroc s’est mis à pied d’œuvre pour assurer une gestion durable, efficace et éthique de cette problématique. Le Maroc s’est engagé depuis 2019 à appliquer la méthode TNVR qui consiste à capturer les chiens errants, les stériliser pour empêcher leur reproduction, les vacciner contre la rage, les déparasiter, les identifier par des boucles à l’oreille et les relâcher», signale notre interlocuteur.

Pour Mohammed Roudani, l’errance canine représente un défi réel pour de nombreuses communes, non pas à cause des animaux eux-mêmes, mais en raison des déséquilibres que leur présence non régulée peut entraîner dans l’espace public. Ces chiens, souvent livrés à eux-mêmes, peuvent parfois susciter l’inquiétude des riverains, notamment lorsque des cas de morsures ou de griffures sont signalés, en hausse ces dernières années.

Rage, leishmaniose, kystes: des maladies aux conséquences lourdes

L’enjeu est aussi sanitaire. «Les chiens errants, en l’absence de suivi médical, peuvent devenir porteurs de maladies transmissibles à l’humain, appelées zoonoses, parmi lesquelles figurent des affections graves comme la rage, la leishmaniose viscérale ou encore les kystes hydatiques», explique notre interlocuteur. Il précise que ces dernières, en particulier, «ont des répercussions économiques notables: chaque année, les abattoirs doivent écarter une quantité importante d’organes infectés, engendrant des pertes financières considérables pour les filières concernées», à savoir ovine et bovine.

C’est ainsi que, pour faire face à cette problématique dans une logique de santé publique et de protection animale, une convention de partenariat a été signée en 2019 entre le ministère de l’Intérieur (via la DGCT), le ministère de la Santé et de la Protection sociale, l’Office national de la sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) et l’Ordre national des médecins vétérinaires.

Le principal objectif de cette convention est de déployer à l’échelle nationale la méthode TNVR, considérée aujourd’hui comme la seule alternative éthique, durable et scientifiquement validée pour stabiliser les populations de chiens errants. Dans ce sens, plusieurs circulaires officielles ont été diffusées pour recommander l’adoption systématique de cette méthode par les collectivités territoriales, assure Mohammed Roudani.

Une mobilisation budgétaire sans précédent

En cinq ans, plus de 214 millions de dirhams ont été mobilisés par le ministère de l’Intérieur. Cette enveloppe a permis la construction et l’équipement de dispensaires vétérinaires dans plusieurs régions du Maroc, la formation des équipes, ainsi que l’acquisition de véhicules spécialisés pour le transport des animaux capturés. À cette somme s’ajoutent les budgets débloqués directement par les collectivités territoriales concernées, détaille notre interlocuteur.

À ce jour, le réseau des dispensaires animaliers continue de s’étendre. Le centre de Rabat est déjà opérationnel. Ceux de Casablanca, Tanger, Marrakech, Agadir, Inezgane Aït Melloul et Oujda sont achevés à 90%. D’autres infrastructures sont en phase de mise en œuvre: à Ifrane et Sidi Slimane, le taux d’avancement atteint actuellement 10%, tandis qu’à Ouarzazate, le démarrage des travaux est prévu pour juin 2025. À Béni Mellal, une convention a été signée en mars 2025 pour la réalisation d’un dispensaire similaire. Par ailleurs, des projets ont été validés pour les villes de Kénitra, Errachidia et Khémisset et des études sont en cours pour la création de centres à Dakhla, Fès, Chichaoua, Fahs-Anjra, Taroudant et M’Diq-Fnideq.

En parallèle, un projet de recherche sur la vaccination orale des chiens errants est en cours de réalisation par une équipe de l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, en partenariat avec l’Association nationale des médecins d’hygiène et de la salubrité publique. Ce projet, actuellement testé dans la région pilote de Rabat-Salé-Kénitra, vise à élargir les modalités de protection des animaux contre la rage, notamment dans les zones difficiles d’accès, fait savoir Mohammed Roudani.

Cette stratégie nationale repose aussi sur le renforcement de l’organisation locale de la santé publique. Un programme lancé entre 2019 et 2025 prévoit la création de 130 bureaux communaux d’hygiène (BCH) dans le cadre de Groupements de collectivités territoriales (GCT), couvrant 1.244 communes réparties sur 53 provinces. Pour accompagner cette montée en puissance, les effectifs vont être renforcés par le déploiement de 910 cadres médicaux et paramédicaux, incluant médecins, vétérinaires, infirmiers et techniciens d’hygiène.

Toutefois, pour freiner la prolifération des chiens errants, il est essentiel de s’attaquer aussi aux causes qui favorisent leur présence dans l’espace public. C’est pourquoi une attention particulière est portée à la réduction des sources de nourriture non contrôlée. Plusieurs actions concrètes ont été engagées: mise à niveau des décharges, meilleure gestion des déchets ménagers grâce à l’utilisation de poubelles fermées, une collecte plus régulière et rapide, voire des solutions d’incinération pour limiter les déchets exposés, relève le responsable.

Autres points sensibles: les abattoirs de viandes rouges et les souks hebdomadaires, qui sont souvent des lieux de rassemblement pour ces animaux. Leur modernisation progressive vise à réduire ces accès non souhaités à la nourriture, tout en améliorant l’hygiène globale de ces espaces. Et parce que la sensibilisation joue un rôle clé dans la réussite de toute stratégie durable, des campagnes d’information sont régulièrement menées. Elles s’adressent à l’ensemble de la population, pour rappeler les risques sanitaires liés à l’errance animale, mais aussi pour encourager les propriétaires d’animaux domestiques à adopter des gestes simples et responsables: faire stériliser, vacciner, traiter contre les parasites et identifier leurs chiens.

La société civile en première ligne

Mais ce chantier ne repose pas uniquement sur les institutions. La société civile, et en particulier les associations de protection animale, joue un rôle central dans l’opérationnalisation du TNVR. L’AMPANA (Association marocaine de protection des animaux et de la nature) en est un exemple concret.

Outre la gestion quotidienne des dispensaires partenaires, l’association a développé un logiciel de suivi interne, permettant de digitaliser l’ensemble des opérations: identification, localisation, interventions, relâchements… Chaque chien est enregistré dans une base de données centralisée, ce qui garantit une traçabilité précise et évite les doublons. Ce suivi est d’autant plus précieux que les relâchements sont systématiquement planifiés en coordination avec les autorités locales, pour assurer un retour en douceur des animaux dans leur environnement d’origine, comme affirme le président de l’Association marocaine de protection des animaux et de la nature (AMPANA).

Un cadre législatif dans le pipe

Pour inscrire durablement cette approche dans le droit marocain, un projet de loi dédié aux animaux errants a été rédigé en concertation avec plusieurs ministères. Ce texte vise à créer un cadre clair et cohérent, en précisant les responsabilités des communes, des services vétérinaires, mais aussi des citoyens et des associations. Il prévoit également des sanctions contre la maltraitance animale, encore trop souvent impunie, indique Mohammed Roudani.

Selon le chef de la division de l’hygiène et des espaces verts à la DGCT, cette réforme juridique est une étape indispensable. «Le projet de loi permettra de pérenniser les acquis du TNVR, d’encadrer les pratiques, et surtout de favoriser une implication collective et responsable dans la gestion de cette problématique», explique-t-il.

Mohammed Roudani tient à rappeler que toutes ces actions, aussi diverses soient-elles, s’inscrivent dans une dynamique mondiale coordonnée, avec une échéance commune à de nombreux pays: éradiquer la rage humaine transmise par les chiens d’ici à 2030. Fixé par l’Organisation mondiale de la santé, cet horizon mobilise depuis plusieurs années États, ONG, collectivités locales, communautés scientifiques et associations de protection animale. Le Maroc, de son côté, a fait le choix d’agir. Et d’agir autrement, en se tournant vers le TNVR.

La tâche est immense. Le terrain est parfois compliqué. Il faut former, équiper, convaincre. Il faut construire des dispensaires là où il n’y avait rien. Faire travailler ensemble des vétérinaires, des agents communaux, des responsables d’abattoirs, des élus locaux et des militants associatifs. Il faut aussi, et surtout, prendre le temps. Parce que rien de durable ne se fait dans l’urgence, avoue Mohammed Roudani.

Mais les premiers résultats sont là. Des centaines de chiens déjà identifiés, traités, relâchés dans leur milieu, en meilleure santé, non reproducteurs, non agressifs. Des agents de terrain formés, motivés. Des infrastructures qui sortent de terre dans toutes les régions du pays. Et surtout, une ligne de conduite claire: agir dans l’intérêt de tous, humains et animaux, sans jamais opposer les deux, conclut notre interlocuteur.

Par Hajar Kharroubi et Adil Gadrouz
Le 22/05/2025 à 14h55