Les écrits d’un visionnaire français, entre 1917 et 1933, pour ne pas obstruer la continuité historique entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueÀ travers trois rapports rédigés entre 1917 et 1933, André Bonamy, administrateur colonial français mort durant la Seconde Guerre mondiale, défend avec conviction l’intégrité territoriale du Maroc, soulignant les liens historiques et géopolitiques profonds entre le Royaume chérifien et ses prolongements en Afrique de l’Ouest et centrale.

Le 25/05/2025 à 09h01

André Bonamy, né en 1880, a servi l’administration française en Guinée en 1910, puis au Maroc en 1926. Son parcours lui a permis d’observer de près les dynamiques sahariennes et de comprendre l’importance stratégique du désert pour le Maroc.

Dès 1917, dans son premier rapport, Bonamy met en lumière la présence commerciale marocaine dans le Sahel, soulignant les liens entre les tribus du Drâa, du Tafilalet et de la Sâqiyya El Hamra avec des sanctuaires au cœur de la Boucle du Niger, atteignant même Tombouctou. Il note que les Ait Khebbach, les Ouled Jerir, les Kuntas de l’Azawad réfugiés dans le Drâa, ainsi que les Tajakants, étendaient leur influence jusqu’à Gao, dans l’actuel Mali.

Pour Bonamy, cette réalité géo-historique fonde une revendication: celle de la marocanité du Sahara et du droit de l’Empire chérifien à préserver sa frontière avec l’Afrique noire. Une idée visionnaire, à contre-courant des logiques coloniales de l’époque.

Le désert, non pas une frontière, mais un lien

En 1923, Bonamy remet un second rapport, consacré également aux réseaux commerciaux entre le Maroc et l’Afrique noire. Son livre «Les deux rives du Sahara», publié en 1924, est le fruit de cette mission. Il y développe une approche visionnaire: celle d’un espace économique unifié, où les caravanes et les routes sahariennes assurent depuis des siècles les échanges de biens, d’idées et d’influences. Ce rapport devient une référence. Le général Lyautey lui-même s’en sert pour appuyer une thèse politique forte: l’intégrité territoriale du Maroc implique une frontière ouverte vers l’Afrique noire.

Bonamy souligne également la présence directe de l’administration marocaine dans les régions sahariennes, et de ses connexions historiques avec l’Afrique noire. Les relais du pouvoir passaient par les oasis stratégiques: Tekna, Tindouf, Teghaza, Taoudeni.À travers ces points d’appui, le Maroc assurait la continuité d’une influence souple, mais efficace, reliant les zones commerciales du Tafilalt et du Drâa aux marchés plus lointains du Mali et du Niger actuels.

Il précise: «C’est ainsi qu’on connait les principales routes caravanières, dont une très importante va du Tafilalt à Tombouctou par Tabelbala, Bir Tarmanant, Taoudeni (50 jours). Autrefois ces caravanes dépassaient l’Oued Draa et venaient à Marrakech, Mogador et Agadir». (André Bonamy, «Les deux rives du Sahara», 1924, p.7)

Bonamy rétablit la réalité des circulations sahariennes. Il ne décrit pas un lointain passé figé, mais une structure géopolitique vivante, traversée de routes, de relais et de marchés. Le désert n’est pas un mur: c’est un réseau. Un réseau dont le Maroc est le nœud central. Depuis le Tafilalt, jusqu’aux villes d’Afrique de l’Ouest comme Tombouctou, le Makhzen assurait par les oasis son autorité souple et efficace.

Les tensions diplomatiques et l’éveil nationaliste

En 1933, Bonamy est de nouveau missionné. Son troisième rapport élargit le prisme: il s’agit cette fois d’analyser les tensions diplomatiques entre la France et l’Espagne au sujet du Sahara et de la zone Nord du Maroc. Mais ce document va plus loin. Il examine également le contexte intérieur, marqué par l’émergence du nationalisme marocain et la polémique suscitée par le Dahir dit berbère du 16 mai 1930, perçu comme une tentative de division entre Arabes et Berbères. Bonamy y voit le signe d’un réveil politique marocain profond, mais aussi d’une recomposition des relations avec l’Afrique de l’Ouest.

«Les événements politiques ou religieux qui s’y déroulent ont toujours eu des répercussions sur l’état d’esprit des populations arabo-berbères des confins de notre grande colonie de l’Ouest-Africain, et par suite, celle-ci est intéressée au premier chef au tour que prendra l’évolution des mœurs et des idées observées actuellement dans l’Empire chérifien.» (Ministère des colonies, Service des Affaires musulmanes, Confidentiel N° trois, Rapport du Gouverneur Bonamy sur sa mission au Maroc en 1933, Archives du Sénégal, 12G/34, p.26.)

Ce qu’il énonce ici, c’est l’interdépendance géopolitique entre le Maroc et l’Afrique occidentale française. Bonamy observe que les solidarités historiques entre le Maroc et le Sud se réactivent. Les opposants au Dahir trouvent parfois des relais dans les anciennes routes sahariennes, les alliances tribales résonnent au-delà des frontières tracées par les puissances coloniales. En cela, André Bonamy fut moins un simple administrateur qu’un témoin lucide et, peut-être, un visionnaire oublié.

Clarification juridique des zones sahariennes

Dans son rapport de 1933, Bonamy propose une clarification juridique concernant les trois zones du Sahara occidental. Il explicite avec rigueur les statuts de ces territoires tels qu’ils sont définis par les traités bilatéraux franco-espagnols, fournissant ainsi une base de référence précieuse pour la compréhension des enjeux de souveraineté qui en découlent.

La création du commandement militaire d’Agadir est ici justifiée par une logique régionale. Bonamy voit dans le sud marocain non un arrière-pays, mais une position avancée. Le Maroc n’est pas au bout: il est au centre. Cette idée va à l’encontre du découpage administratif qui faisait du Sahara une zone périphérique, orphelin de toute appartenance stable. Lui veut replacer le Maroc dans son orbite naturelle, celle des grands flux caravaniers et spirituels. Cette mise au point juridique s’inscrit dans un projet stratégique français visant à récupérer le Sahara occidental aux dépens de l’Espagne, en échange de compensations territoriales en Afrique noire. Ce dessein, mené en coulisses par l’administration coloniale française, reposait sur une évaluation critique du rôle de l’Espagne dans la région.

Ce dispositif militaire s’inscrit dans une vision globale où le Maroc devient un avant-poste stratégique pour garantir la stabilité et la sécurité de l’ensemble saharo-sahélien. Bonamy assure que la pacification du Sahara passe par le contrôle de la liaison entre le Maroc et l’Afrique de l’Ouest.

Le Maroc, trait d’union entre Méditerranée et Afrique noire

Bonamy établit un lien stratégique fondamental entre le Maroc et l’Afrique-Occidentale française (AOF).Il ne s’agit pas, selon lui, de simples voisinages territoriaux, mais bien d’interdépendances culturelles, religieuses et politiques susceptibles d’influencer l’ensemble du dispositif colonial français en Afrique de l’Ouest.

En refusant de réhabiliter les flux caravaniers, la France et l’Espagne ont désarticulé une région autrefois structurée. L’espace saharien, naguère sous l’autorité du Maroc, devient un espace anarchique sous domination coloniale. En voulant tout contrôler sans comprendre les logiques locales, les puissances européennes ont provoqué ce qu’elles prétendaient éviter: le désordre.

La tentative de l’Algérie française de s’étendre au sud-ouest est vue ici comme un acte de dépossession, un sabotage des flux historiques. Le Sahara ne peut être une impasse pour le Maroc, encore moins une frontière au service d’un projet concurrent: celui de l’Algérie française.

Héritage et postérité d’un visionnaire oublié

Assassiné en 1943 dans des circonstances mal élucidées, André Bonamy n’a jamais vu l’aboutissement des tensions qu’il avait si finement analysées. Ses rapports, longtemps oubliés ou marginalisés, retrouvent aujourd’hui une résonance particulière. Dans le contexte contemporain du conflit du Sahara occidental, ses analyses offrent une lecture prémonitoire des erreurs d’aménagement territorial commises par les puissances coloniales.

En remettant au cœur du débat la notion de continuité géo-historique entre le Maroc et l’Afrique de l’Ouest, Bonamy oppose à la logique du découpage frontalier une vision profondément relationnelle du territoire.

Ses écrits appellent à repenser le Sahara non pas comme un territoire disputé, mais comme une interface historique, culturelle et économique. Et à redonner sens à la vocation première du Maroc: être un trait d’union entre Méditerranée et Sahel.

Par Jillali El Adnani
Le 25/05/2025 à 09h01