De quoi s’agit-il? De la contraction de la part du dollar dans les réserves mondiales.
Selon les données du FMI, la part du dollar dans les réserves mondiales, qui dépassait 70% au début des années 2000, est progressivement descendue à 58 % en 2024.
Cette évolution est décrite comme une «lente érosion à long terme», sans qu’aucune devise ne s’impose, pour l’heure, comme une alternative unique et crédible au dollar.
Mais ce déclin de la monnaie américaine s’opère parallèlement à un autre phénomène, celui de l’accumulation massive de l’or par les banques centrales, surtout celles du bloc eurasien.
En 2024, le Conseil mondial de l’or relève ainsi que, pour la troisième année consécutive, les achats ont dépassé 1.000 tonnes d’or.
Dans le détail, les principaux acheteurs entre 2019 et 2024 ont été les suivants: la Chine (+331 tonnes), l’Inde (241 tonnes), la Turquie (216 tonnes) et la Pologne (215 tonnes).
Pour cette année 2025, selon une enquête, près de 43% des banques centrales envisagent d’augmenter encore leurs réserves d’or.
Une ruée vers l’or donc: une réponse directe à l’aggravation du risque géopolitique en même temps qu’une volonté d’accentuer une politique de diversification au détriment de la monnaie américaine.
Cette fièvre aurifère n’est pas une simple décision financière: elle s’apparente à un acte géopolitique. Elle incarne la volonté de créer une base de réserve «neutre» et se présente comme un rempart face à l’instrumentalisation du dollar à travers les sanctions.
Potentiellement, tout se passe comme si l’or était en train de devenir le socle d’un ordre monétaire alternatif. Une dynamique encouragée par le recours croissant des États-Unis au dollar et au système SWIFT comme instruments de leur politique étrangère, notamment à travers les sanctions imposées à la Russie ou à l’Iran.
Le système SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) est un pilier fondamental des transactions financières internationales. Un réseau de messagerie permettant aux banques, institutions financières et entreprises de s’échanger des instructions de paiement à travers le monde. Ce n’est pas un système de paiement en soi: il ne transfère pas d’argent, il transmet des messages standardisés.
Des nations non alignées et les rivaux des États-Unis ont été ainsi fortement incités à trouver des alternatives ne pouvant pas être contrôlées unilatéralement par Washington.
D’autres devises comme le yuan chinois ou l’euro supportent cependant des limites comme les contrôles des capitaux pour la monnaie de Pékin ou la fragmentation politique pour l’euro.
Mais l’or, lui, est un actif universellement accepté, détenu physiquement et sans risque de contrepartie. Et la frénésie d’achats d’or, coordonnée par la Chine, la Russie, l’Inde et la Turquie, traduit bien ce signal: construire un rapport financier pour un monde multipolaire.
Se met en place aujourd’hui, par touches successives, un système parallèle pour contourner la domination occidentale. Le CIPS chinois (Cross- Border Interbank Payment System) est l’alternative la plus développée.
En 2023, il a traité environ 17.000 milliards de dollars, soit plus de 27% en valeur sur un an. Il compte 170 participants directs et 1.500 participants indirects dans 119 pays. Il offre désormais un canal viable et centré sur le yuan chinois pour le commerce international.
«L’instrumentalisation du dollar à des fins de sanctions, de pressions diplomatiques ou de mesures tarifaires punitives (telles que celles imposées sous l’administration Trump) ne peut que stimuler la quête d’alternatives crédibles. »
— Mustapha Sehimi
Par ailleurs, face à l’instrumentalisation croissante du système SWIFT à des fins de sanctions, la Russie a développé, dès 2014, son propre réseau alternatif: le SPFS (System for Transfer of Financial Messages).
À la fin de l’année 2024, ce système reliait 550 organisations, dont 150 entités étrangères, et avait permis de traiter plus de 133 millions d’opérations. Devenu obligatoire pour les transactions domestiques, il incarne aujourd’hui la volonté du Kremlin de renforcer sa souveraineté financière.
Autre initiative à suivre de près: le projet BRICS Pay. Bien qu’encore à un stade préliminaire, cette plateforme vise à instaurer un système de paiement décentralisé facilitant les échanges commerciaux en monnaies locales.
Potentiellement adossé à la technologie blockchain, ce dispositif ambitionne de proposer une alternative à SWIFT, sans toutefois prétendre le supplanter totalement.
Porté comme une priorité stratégique par la présidence brésilienne des BRICS, le projet demeure pour l’heure en phase de conception, mais illustre les velléités croissantes des puissances émergentes à redéfinir les règles du jeu monétaire international.
La Russie s’active pour l’intégration des systèmes SPFS avec CIPS, et ce, pour créer un réseau fluide pour le bloc BRICS. Il s’agit de renforcer la viabilité d’un écosystème financier non dépendant du dollar.
En dépit de ces dynamiques émergentes, le dollar conserve une position prédominante, intervenant dans près de 88% des transactions de change à l’échelle mondiale.
Sa force? La profondeur et la liquidité inégalées du marché des bons du Trésor américain, évalué à 27.000 milliards de dollars au premier trimestre 2025.
De quoi créer un puissant effet de réseau: tout le monde utilise le dollar parce que... tout le monde l’utilise.
Sa plus grande force? Sa centralité donc, mais c’est aussi sa plus grande vulnérabilité. Son instrumentalisation à des fins de sanctions, de pressions diplomatiques ou de mesures tarifaires punitives (telles que celles imposées sous l’administration Trump) ne peut que stimuler la quête d’alternatives crédibles.
Le principal défi auquel fait face le dollar ne réside peut-être pas dans l’émergence d’une alternative plus performante, mais dans la manière dont les États-Unis gèrent le système qu’ils dominent.
De plus en plus perçue comme arbitraire et punitive, cette gestion érode progressivement la confiance politique nécessaire au maintien de la devise comme référence mondiale.
Une question s’impose alors: face à cette érosion, la réponse américaine ne repose-t-elle pas davantage sur la coercition que sur le consensus, afin de préserver à la fois l’hégémonie monétaire et la prééminence géopolitique?