Sur les toits des rares édifices de Rabouni, flotte l’étendard vert, blanc et noir de la RASD. Cette bourgade, érigée en «chef-lieu» des milices armées du Polisario, est reliée à Tindouf, vingt kilomètres plus au nord, par une route goudronnée, jalonnée de barrages tenus par l’armée et la gendarmerie algériennes. À l’approche de Tindouf, les check-points de la police prennent le relais des contrôles: fouilles minutieuses, vérification des laissez-passer, interrogatoires à la volée pour ceux venant de Rabouni. L’agglomération qui s’étend sur moins de deux kilomètres carrés est entièrement cerclée de remparts de terre– des bermes d’environ un mètre de haut–, dressés pour décourager toute incursion de véhicules. Son unique point d’accès est strictement filtré par des postes de garde, hérissés de barrières et d’obstacles antichars.
Transmis au Polisario en 1975, Rabouni fut d’abord un avant-poste de guerre algérien contre le Maroc dès 1963, expliquant ainsi le choix de Houari Boumediene d’y installer douze ans plus tard le fief du groupe séparatiste: «Rabouni était aussi un lieu stratégique lors de la guerre contre le Maroc», note l’Observatoire des camps de réfugiés. La localité a aussi abrité dans les années 1970-80 le premier camp d’entrainement du Polisario, avant de se convertir en un quartier administratif.
Bourgade énigmatique à bien des égards, Rabouni se présente aujourd’hui comme un étrange amalgame de tentes nomades et de constructions en dur. Sur son sol de rocaille ocre et de sable, il n’y a ni immeubles, ni boulevards, mais un assemblage disparate de baraquements administratifs, de hangars d’entrepôt, de préfabriqués d’ONG et de modestes bâtiments abritant les bureaux du «gouvernement» sahraoui.
Le protocole, lorsqu’il a lieu, se déroule sous de simples toiles tendues à l’ombre du vent, dans une austérité presque rituelle. Sur place, les initiés appellent encore ce hameau Chahid El Hafed– le «martyr El Hafed» –, hommage à l’un des leurs. Mais c’est le nom usuel de Rabouni qui s’est imposé, jusque dans les documents officiels.
Le Palacio, un mirage
Rabouni abrite toutes les infrastructures du Polisario. Au centre se dresse un bâtiment flambant neuf construit en 2023 (coût: 3 millions de dollars), le Palacio (le Palais)– un sobriquet hérité de la monarchie espagnole– qui sert de siège à la présidence et aux réceptions du mouvement séparatiste.

À proximité immédiate s’étendent les bureaux des ministères, logés dans des constructions basses en dur ou en préfabriqué, alignées le long de rues ensablées. Des enseignes peintes à la main identifient les portails bleus ou verts des locaux: ministère de la Défense, ministère de l’Information, ministère de l’Éducation, ministère de la Santé publique, etc.
Non loin de là se trouve le bâtiment du «Parlement» sahraoui, où siègent les membres du Conseil national. Ce parlement est constitué d’une grande salle de réunion équipée de chaises en plastique.

À côté, les Archives nationales de la RASD conservent des documents historiques et des enregistrements des discours politiques accumulés depuis la naissance du Polisario en 1973. Un musée des miliciens expose des tanks rouillés, des canons et des morceaux de mines antipersonnel: autant de reliques de la guerre (1975-1991). Tous les fonctionnaires des ONG et les rares visiteurs ont droit à une visite guidée et au récit qui glorifie une lutte armée. Chaque matin à l’aube, l’étendard sahraoui, copié volontairement sur instigation de Houari Boumediene sur le drapeau de la Palestine, est hissé au son d’un hymne révolutionnaire, et chaque soir, la télévision RASD, dont les locaux sont mitoyens au Palacio, diffuse un journal laudateur.


L’ensemble forme un quartier officiel concentré, improvisé au milieu du désert et ouvert au gré des vents chargés de sable. Rabouni comprend également l’hôpital national sahraoui, où sont transférés les patients à pathologies simples des camps humanitaires. À proximité, les entrepôts du Croissant-Rouge sahraoui et du Programme alimentaire mondial (PAM/WFP) forment une zone logistique cruciale: de grands hangars où s’empilent des sacs de farine, de riz, de lentilles et des bidons d’huile estampillés du logo de l’ONU, constitutifs de l’aide humanitaire internationale qui fait vivre les camps.
Enfin, Rabouni accueille les bureaux de liaison d’ONG internationales et en particulier le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qui propose un centre d’enregistrement où les nouveau-nés des camps peuvent obtenir des documents d’identité officieux émis avec l’appui du HCR et validés par le Polisario (rapport du Feinstein International Center). Cette structure qui permet de délivrer certificats de naissance et cartes de famille pour se procurer les aides internationales a longtemps été trompée par l’administration du Polisario qui a gonflé pendant des décennies le nombre des bénéficiaires.
Rabouni, la ville fantôme
À partir de 1987, toutes les familles qui vivaient à Rabouni ont été relogées dans les camps humanitaires, transformant la localité en un no man’s land civil. Fréquentée uniquement le jour par les travailleurs humanitaires et quelques officiels du Polisario qui trainent dans des bureaux fermés à longueur d’année, Rabouni est désertée chaque soir, à la tombée de la nuit, dans de longues files de 4x4, de pickups et de bus s’élançant dans la pénombre du désert, qui vers Tindouf, qui vers son camp d’origine. Mais à toute heure de la nuit, une réunion peut se tenir d’urgence au Palacio, ou un camion d’approvisionnement peut arriver en provenance de Tindouf. Quelques logements sommaires sont autorisés pour les fonctionnaires bloqués la nuit, des gardes, ou des employés d’ONG internationales: des préfabriqués aménagés en chambres communes, ou des tentes khaïmas dressées derrière un bâtiment, servant de foyer pour la nuit à ceux qui doivent rester sur place.
L’éclairage public est quasi inexistant, hormis autour de certaines installations (l’hôpital notamment dispose de générateurs). La nuit, Rabouni est baignée dans une obscurité profonde, percée seulement par les lampes d’appoint des gardiens et le halo de quelques bâtiments qui restent allumés. Il n’existe pas de cafés ni de rues commerçantes. Les visiteurs étrangers logés à Rabouni (journalistes, délégations solidaires, personnels onusiens) se retrouvent parfois dans une petite cantine militaire ou autour d’un feu de camp improvisé sous les étoiles. De rares échoppes sont tolérées par Alger pour dépanner en boissons, pain ou cigarettes, proposant également quelques produits de base (oignons, pommes de terre, boîtes de conserve) aux travailleurs de passage. Ces boutiques de fortune, faites de branchages et de tôles, reçoivent certains jours du pain livré depuis Tindouf.

L’électricité est fournie par des générateurs ou de petites installations solaires. Chaque ministère, par exemple, dispose de son propre appareil pour alimenter quelques ordinateurs et ventilateurs.
La chaleur extrême– jusqu’à 55°C lors des mois de juillet et d’août–, les tempêtes de sable, la sécheresse permanente et les très rares, mais dévastatrices pluies torrentielles ne sont que quelques exemples de l’inhospitalité de la nature dans cette partie désertique où l’Algérie a parqué les camps.
Sous étroite surveillance algérienne, comment Rabouni organise la vie des camps
Rabouni est indissociable de la présence algérienne, le pays hôte. Officiellement, Alger considère les cinq camps humanitaires comme un territoire administré par Rabouni, mais l’armée algérienne veille en coulisses. Non loin, à N’Khaila, se trouve une base de l’armée de l’air algérienne, assurant le contrôle de la zone. Des détachements militaires algériens patrouillent régulièrement autour de Rabouni et des camps humanitaires, s’étant aménagés des pistes de sable, à double voie, où les camions militaires peuvent s’engager et intervenir rapidement en cas de besoin.
Autour de Tindouf s’éparpillent cinq camps humanitaires glauques, des villes de toile et de boue, implantées sur la rocaille aride de la Hamada algérienne. Pour conditionner les populations, chacun porte le nom d’une ville marocaine: Laâyoune, Smara, Aousserd, Boujdour et Dakhla. Un sixième camp plus petit, appelé «27 février», s’est développé dans le giron de Boujdour. Ces toponymes recréent symboliquement le Sud marocain sur un bout de désert algérien. Chaque camp, appelé wilaya, est divisé en 6 ou 7 dairas (arrondissements) qui portent aussi des noms marocains, qui sont à leur tour subdivisés en 4 barrios (quartiers) répondant à la même stratégie de conditionnement des noms des lieux. Par exemple, la wilaya de Laâyoune est découpée en six dairas aux appellations fantasmatiques: Amgala, Bucra, Daora, Dchera, Guelta et Hagunia – qui reprennent toutes des noms de localités du Sahara marocain. Idem pour tous les autres camps. Dans ce maillage serré, chaque personne des camps énonce son adresse comme si elle vivait dans une véritable ville marocaine, une propagande redoutable: wilaya de Smara, daira d’Asherf, quartier Rio de Oro, par exemple.

On y trouve des écoles primaires improvisées, des dispensaires utiles pour les accouchements, des marchés rudimentaires. À Smara, le camp le plus ancien après Rabouni, on peut même taper dans un ballon dans le stade de football construit par une ONG italienne pour divertir les jeunes. Dakhla, en revanche, est le plus isolé: à 160 km au sud de Tindouf en plein désert, ce camp se trouve à des heures de piste. Son isolement est tel que le HCR y a installé une base avancée pour mieux organiser les aides. L’isolement du camp Dakhla lui confère une vie encore plus austère, loin des yeux du monde.
Rabouni se dresse comme une fiction logistique, un décor monté pour la diplomatie internationale. Mais même les mirages finissent par s’enliser dans le sable.