C’est une fresque historique monumentale, qui fait déjà parler d’elle.
Tournée entre Marrakech et Ouarzazate, cette superproduction spectaculaire, réalisée par le Syrien Samr Jaber, écrite sous la direction de l’académicien jordanien Mohamed Al-Batoush et produite par la Fondation qatarienne pour les médias, rassemble une sélection de plus de 80 grands noms de la scène dramatique arabe, dans une entreprise d’envergure revendiquée comme «un projet culturel visant à renforcer l’identité arabe commune».
L’idée, en soi, est noble. La volonté de «corriger les fausses représentations de l’Histoire arabe», selon les termes mêmes du réalisateur, paraît, à première vue, tout à fait louable.
«Souyouf al-Arabe» (Les Épées des Arabes), ainsi qu’elle s’intitule, dont la première diffusion a débuté avec un épisode consacré au légendaire cavalier et poète arabe ‘Amr ibn Ma’ad Yakrib, détenteur de la célèbre épée «Al-Samsamah», ambitionne, en vingt épisodes alternant fiction dramatique et narration documentaire, de reconstituer des moments forts de l’Histoire arabo-musulmane.
L’épopée s’ouvre sur les temps antéislamiques, embrasse l’ère omeyyade et le règne abbasside, sans oublier d’englober l’âge d’or d’Al-Andalus ou la période Mamelouk.
Outre les grandes batailles, notamment al-Qadisiyya, la série explore les traditions, les coutumes, l’art de vivre ou la littérature, dans une approche artistique qui entend s’imposer comme une création inédite dans le paysage audiovisuel arabe.
Or, dans toute la rhétorique marketing et médiatique accompagnant le lancement de la série, cette histoire islamique est présentée systématiquement comme étant arabe, dans un amalgame flagrant entre l’identité arabe et la foi musulmane, défendue pourtant et enrichie par plusieurs peuples, réunis tous sous la bannière de l’islam.
Cela est d’autant plus saisissant que l’accent est mis sur la rigueur historique de l’œuvre aux côtés de son intensité dramatique.
Mais où est l’exigence de la rigueur, face au risque de servir un récit arabo-centré, diluant les dynamiques culturelles non arabes ainsi que les différents héritages qui ont fait la pluralité du monde islamique médiéval en tant qu’espace de coexistence et de brassage?
N’y a-t-il pas un risque de projeter des constructions culturelles modernes sur une époque où elles n’avaient pas la même signification et de basculer dans une représentation temporellement incohérente d’un passé dans lequel l’ethnicité comptait moins que la loyauté religieuse et politique?
Pour mieux illustrer le propos, et bien que toutes les figures historiques ne soient pas encore dévoilées, il se dégage, des portraits prévus, une forme de fédération autour du sentiment d’arabité, ne serait-ce qu’à travers le titre de la série, «Souyouf al Arabe», qui en impose une vision sans nuances.
C’est ce qu’on appelle une arme à double tranchant.
Le choix ne peut être anodin. Il reflète une hiérarchisation culturelle et dissimule une ambiguïté politique consistant à confondre islamité et arabité.
Le titre «Souyouf al Islam» aurait été sans doute plus juste, plus conforme à la réalité de l’Histoire et plus en phase avec le défi de rassemblement annoncé.
Il présente l’avantage de mettre en avant la dimension religieuse universelle et non une appartenance ethnoculturelle exclusive, sans s’exposer aux malentendus des interprétations, dont celle de donner l’impression de réécrire le passé pour servir un présent idéologique.
Dans une déclaration à la presse, le directeur de la Télévision du Qatar, M. Ali Ben Saleh Al-Sadah, affirme que «le nom Les Épées des Arabes n’est pas simplement un titre, mais une indication profondément symbolique. En effet, l’épée arabe a toujours représenté l’honneur et la dignité, un outil de défense de la terre, de soutien à la justice et de diffusion des valeurs d’équité. La série a su exploiter cette symbolique pour offrir un drame qui ne raconte pas seulement une histoire, mais transmet un message dont nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui: celui de raviver les valeurs authentiques de la civilisation arabo-islamique.»
Au rang des chefs «arabes» dont la gloire est mise en lumière, figurent, selon les médias, Salah-eddine al-Ayyoubi, Saif ad-Din Qutuz ou Youssef ben Tachfine.
Or, faut-il rappeler que le premier, fondateur de la dynastie ayyoubide, célèbre pour avoir repris Jérusalem aux Croisés après la bataille de Hattîn et pour sa grandeur d’âme de chevalier magnanime, était Kurde, ayant d’abord servi dans un cadre islamique multilingue et multiethnique!
Al-Muzaffar Saif ad-Din Qutuz, le premier sultan mamelouk à régner sur l’Égypte et la Syrie, victorieux contre les Mongols à la bataille d’Aïn Jalut, était d’origine turque ou kipchak, intégré à son tour dans l’Histoire arabe comme un héros «local», même si son origine ethnique est différente.
Autre illustration emblématique de ce glissement en Extrême Occident: Youssef ben Tachfine (dont le rôle est incarné par l’acteur jordanien Mondher Rayahneh), chef militaire amazigh, du groupe sanhajien des Lamtouna, qui nomadisaient plusieurs siècles avant l’islam dans la région de l’Adrar auprès d’autres tribus sœurs.
Non seulement aucun de ces héros n’était arabe au sens ethnique ou culturel, mais aucun de leurs combats n’était mené au nom d’une quelconque appartenance à l’arabité.
Lorsqu’en 1085, le chef saharien, basé dans sa capitale Marrakech, répondit à l’appel des roitelets des principautés en Espagne, divisés depuis l’effondrement du califat omeyyade, implorant son aide contre l’offensive d’Alphonse VI, roi de Léon et de Castille désormais maître de Tolède, c’était au nom de la défense des bannières de l’islam.
L’éclatante victoire de Zallaqa le confirme en tant que héros de la guerre sainte, tandis que son expansion jusqu’à la vallée de l’Ebre arrêtait l’avancée de la Reconquista dont la dimension religieuse était aussi fondamentale, étant perçue comme une croisade pour la restauration du christianisme face à l’islam.
Est-ce au nom d’un califat arabe que combattait le leader des Almoravides et Gens du Ribat mus par une dimension religieuse et morale? Bien sûr que non.
A-t-il favorisé des taifas arabes au détriment des taifas berbères, ou inversement? Non.
Pour preuve, le sort réservé au maître de Séville, le roi-poète al-Muâtamid ibn Abbad (auquel un épisode de la série est consacré), lequel avait proclamé: «Mieux être chamelier au Maghreb que porcher en Castille».
Il finira d’ailleurs dans la misère de l’exil, à Aghmat dans le Haut-Atlas auprès des princes zirides Abd-Allah ben Bologhine, maître de Grenade et de Tamim, prince de Malaga.
Bref, Youssef ben Tachfine ne se revendiquait ni comme un héros arabe ni comme un nationaliste amazigh, ces concepts n’existant pas dans le sens actuel. En revanche, il œuvrait dans le cadre d’une vision islamique impériale.
Il en est de même pour Saladin, déjà desservi malgré son succès par le film de Youssef Chahine, «Al-Nasser Salah ad-Din», à travers des expressions et slogans glorifiant les Arabes, allant même jusqu’à le représenter comme leur serviteur, dans une sorte de promotion du nationalisme arabe, très en vogue à cette époque, alors que ces chefs musulmans, comme ceux qui les ont devancés ou d’autres qui les ont suivis, obéissaient à l’islam en tant que religion, non aux Arabes en tant qu’ethnie.
Ces revendications modernes autour de l’identité, dite arabe de ces figures historiques, reposent donc clairement sur des anachronismes, en projetant des identités ethno-nationales contemporaines sur un monde médiéval qui obéissait à d’autres logiques.
Reste à espérer que le contenu de la série offre plus de nuances que celles suggérées par son titre ou les textes promotionnels.
Ce qui ne nous empêche pas de dire pour conclure: alors que la série bénéficie pleinement des infrastructures nationales (studios, artisans, talents…), alors que les paysages marocains donnent chair aux scènes, plus même, alors que le Maroc offre un terreau historique, humain et esthétique, il est légitime de se demander ce que nous attendons pour un véritable réveil cinématographique autour de ces thématiques à la croisée de l’Histoire, de l’identité et de la mémoire collective.
N’est-il pas temps, pour le Maroc, de cesser d’être un spectateur et de commencer à raconter sa propre histoire dont la singularité est d’avoir résisté aux modèles imposés, qu’il s’agisse d’ingérence califale ou de domination ottomane, avec ses dynasties puissantes et ses figures majeures.
Une voix plurielle et enracinée, qui ne cherche pas à croiser le fer ou à s’ériger en opposition au monde arabe mais se pose en affirmation de sa voix propre; qui ne nie pas l’arabité comme part de son identité mais refuse qu’elle engloutisse tout le reste.
Plus grave encore que l’invisibilisation historique du pays à l’extérieur et sa dilution dans une vision homogénéisante, l’effacement intérieur...